Tu connaissais déjà le festival des artistes chez l'habitant, comment as tu vécu, en tant qu'artiste invitée, l'expérience
de seuil sur le mois de résidence que tu as passé à Fiac ?

Je ne peux aborder la question du seuil sans relater mes premières expériences à Fiac où j'ai été bénévole en 2018,
alors que j'étais encore étudiante. Je suis revenue depuis, dès que j'en ai eu l'occasion. Je me suis toujours sentie
proche du format du festival « des artistes chez l’habitant ». C'est le premier lieu d'art contemporain où je me suis
trouvée à mon aise. Je n'ai pas grandi connectée aux scènes artistiques. À l'époque, je me trouvais déstabilisée par les
sociabilisations qu'impliquait le secteur de l'art. J'appréhende cela aujourd'hui plus politiquement grâce à une mise en
commun des expériences et la compréhension des systèmes de mise en concurrence, des enjeux de pouvoir et de
séduction qu'implique le réseau artistique.
J'avais 20 ans. Alain et Margaux, les cuisinier.es et Patrick le directeur d’alors étaient ami.es et se parlaient sur
un pied d'égalité. Ça me donnait une sensation d'horizontalité. Celle-ci comportait sa part de projection naïve. Il y avait,
comme partout, des rapports de force, mais personne ne cherchait à assouvir quoi que ce soit et les désirs de faire
apparaître de l'art et d'agir en commun me paraissaient sincères. Et puis, je suis tombée en amour des rencontres et des
moments vécus ici.
Quand tu m'as appelée, on parlait déjà beaucoup tous les deux, du format du festival, de ce qu'il sous-tendait en termes
d'organisation ainsi que de votre position dans le maillage institutionnel de la région.
Je sortais alors d'une « formation professionnalisante » dans un centre d'art rennais. Cette formation comportait une
partie de mise en réseau. Nous y rencontrions des acteur.ices de l'art contemporain. Il nous était délivré un carnet
d'adresses et des manières (plus ou moins implicites et/ou questionnées) de relationner à travers le secteur (relation
primordiale à l'emploi comme tout le secteur des travailleurs indépendants). Un exercice avec des asymétries de pouvoir
à la fois très visibles et tues, une ambiance cool et cynique.
Arriver dans un espace grâce à son capital relationnel m'a toujours paru dégueulasse , contraire à un idéal d'égalité des
chances. Une idée finalement très méritocratique puisque qu'elle est basée sur la« valeur » d'un.e artiste et de son
travail.
Je suis revenue à Fiac pour participer à cette édition de résidence chez l'habitant.es grâce à mon réseau. Il y a mon
travail, mais aussi la confiance et l'affection que l'on avait construites. Il a fallu accepter ce seuil-là. Le seuil qui
n'implique pas seulement un mérite relatif à la valeur de mon travail, mais qui déplaçait la reconnaissance que l'on
m'accordait ailleurs et qui laissait place à ce qu'on pourrait appeler un « réseau d'amour ».


J'imagine que tu n'avais pas d'idée de projet avant d'arriver à Fiac et de voir la maison de Sidney, Lili, Maëlle, Bonnie,
Neil et Alioune, par ailleurs ton installation située au cœur de l'ancienne bergerie exhume des histoires du passé, ouvre
à des visions futures dans une ambiance gravitaire, comme hors du temps. Pourrais-tu expliciter cette ambiance quasi
sanctuarisée du temps et de l'espace ?

Je sortais de trois mois de montage vidéo, j'avais de ce fait envie de physicalité. Je n'avais effectivement pas d'idée de
projet. Je désirais produire quelque chose de contextuel et j'étais curieuse. Je suis venue à Fiac un mois avant le
festival, dans l'idée d'appréhender l'espace et de rencontrer mes hôte.sses.
Le cadre de création est véritablement celui d'une « commande ». Tout est à concevoir in situ, de l'idée à la réalisation,
cela dans un temps imparti. C'est rare, les appels à projets nécéssitent souvent d'être établis/écris/budgétisés en amont.
Les résidences, elles, sont majoritairement présentées comme des « espaces d'expérimentation » (où la nécessité de
production existe, mais plus implicitement).
À Fiac, il fallait établir rapidement un projet qui m'animerait et ferait sens. Je tenais à vivre quelque chose. Dans ce
contexte, j'appréhendais la situation d'une « recette » d'œuvre. Je ne sais pas si c'est clair, une recette comme : « ah, je
vais observer la situation, saisir telle particularité, l'extraire, l'augmenter... », quelque chose de l'ordre de l'appropriation
trop rapide qui feindrait une relation au contexte par manque de temps pour l'établir.
Pour éviter cette situation, il me fallait être physiquement liée au projet, rendre le temps que j'y passerai
suffisamment vivant ou du moins vécu dans mon corps. J'ai en effet travaillé dans l'ancienne bergerie dont j'ai recouvert
le sol de sable. Il s'agissait de déplacer plusieurs tonnes de ce sable, à la brouette. Un exercice qui m'apparaissait au fur
et à mesure comme une relation au lieu et à son devenir. Maëlle, Sydney et Lilli m'ont aidé. Nos situations (celle du lieu,
la mienne et celles de mes hôte.sse.s) me paraissaient en « relation ». Il y avait l'entreprise de BTP d'Agathe qui
nous livrait le sable, Agathe avec qui tu étais déjà lié. Une relation d’emblée très prévenante et rapidement
amicale. Des gestes du vivant avec tout ce qu'implique un contexte bien rempli, mais pas trop ficelé. Un contexte avec
de l'inconnu, qui nécessite de ce fait, une attention.
Et puis c'est devenu une image.
La forme de l'installation est très simple. C'est un cadre de sable au format d'un terrain de pétanque. C'est la première
histoire que l'on m'a racontée. Celle qui appartient au plus grand nombre, qui ne requiert pas de questions, que l'on
peut raconter fort et qui est d'ailleurs bruyamment énoncée à la mémoire de Bernoux l'ancien propriétaire qui avait l'air
aimé. Un passé projeté dont chacun.e se fait passeur.euse. Aussi, il y avait d'autres situations vécues, celles des
brebis , inaudibles, celles des enfants,en cours de réécriture, celles des nouveaux propriétaires, tournées vers l'avenir,
celle de la fille de Bernoux, mystérieuse et passée sous silence. Je suis partie de ces différents récits, mais surtout de
leurs écarts de puissance d'énonciation.
Je voulais fabriquer un espace capable d'accueillir ce qui constitue le lieu, ce qu'il a engagé et aussi ce qui pourrait venir.
Une image de cadre où très matériellement il y a des marges, des bords et l'intérieur de ces bords où l'on ne peut
s'aventurer. Le cadre prend quasiment toute la place. C'est un espace dense et sécurisé par sa forme unitaire. Et puis il
y a tout ce sable, une multitude de grains tassés. Il y a aussi les jeux d'échelle et ce qui pourrait s'apparenter à un décor
de cinéma miniature et qui transforme l'intérieur du cadre en espace de projection.
Pour ce qui a à voir avec la notion de « sanctuarisation », je pense que le rapport à l'hommage est agissant dans le sens
où il n'est pas uniquement tourné vers le passé. C'est également un hommage à l'expérience de présence du spectateur
dans le lieu et déjà aussi un hommage vers la potentialité de devenir du lieu.
Je voulais qu'on se sente précisément là et que le lieu exerce quelque chose. Ma pièce ne pouvait pas 
exister sans ce qui tenait le lieu. C'était important. C'est pour ça que je tenais à intégrer la pièce dans le sol, que
tout soit fondu, pour que le public puisse se sentir au plus près des histoires vécues dans la bergerie autant que de sa
propre expérience de réception, mais également du potentiel de projection du lieu. Répéter ces espaces, pouvoir
passer de la situation d'énonciation, de réception et de projection, jusqu'à ne plus tout à fait les distinguer,
sentir leurs potentielles puissances, sans les rendre spectaculaires. Un état de page à la fois dense et blanche.


Tu as collaboré avec une cantatrice pour la création du son présent dans l'installation. Il me semble que tu n'as souhaité
travailler qu'avec l'écho du chant en réverbération, cela participe t'il d'une désincarnation du récit pour toi ?

Oui, je disais plus haut qu'avant d'arriver à Fiac, j'étais sur le montage d'un film. Au mixage sonore, nous avions des
problèmes sur une piste comportant trop d'écho (Le film avait été tourné dans un hangar). Le technicien son avec qui je
travaillais avait utilisé un logiciel (Izitope RX pour cell.eux que ça intéresse). C'est un logiciel de restauration audio qui
permet de nettoyer les prises sonores des bruits ambiants, des grésillements, de la saturation des micros, du
vent...ect. On a extrait la réverbération du hangar de notre piste. Je voulais savoir ce qu'il était advenu de la
réverbération soustraite. Celle-ci était dans la corbeille du logiciel. On pouvait récupérer le déchet.
Ce déchet était beau et bizarre comme l'envers d'un son.
Revenons à Fiac, après avoir placé au centre le dessin d'un terrain de pétanque. Je voulais un envers. Un fracas tenu
discrètement dans son processus. Un retournement « caché » qui déplace la situation de réception dans laquelle on se
trouve. J'ai donc utilisé cette technique. Le processus n'est pas directement offert aux spéctateur.ices, on ne peut
deviner la nature réverbérative de la piste.
Le son dépasse ce qui est annoncé dans la forme. C'est un son, par définition, il prend toute la place et n'en occupe pas
de précise. Il n'est constitué que de la réverbération du lieu. Il n'a pas de naissance, il n'est que suite et mouvement.
Pour le coup, il est désincarné du corps de la chanteuse, puisqu'il n'a plus rien de sonoriquement charnel,
il n'y a pas de voix, mais seulement la poursuite de cette voix. La piste est en dessous ou au-dessus de la surface de ce
que nos oreilles ont l'habitude de recevoir.
La situation de réception n'est pas didactique, elle se voit modifiée sans qu'on ne situe exactement le processus,
comme un son de fantôme. C'est ce que me disaient les enfants durant la médiation.
Ca faisait également apparaître le lieu pour ses qualités physiques, ses murs, sa puissance de renvoi, la qualité de son
rebond. La réverbération naît du lieu et l'incarne matériellement. En ce sens-là, il ne me semble pas participer à la
désincarnation des récits. (J’aurais du mal à décorréler les récits du lieu lui-même)

Il y a quelqu'un qui m'a dit avoir eu l'impression que le son creusait petit à petit la forme du cadre.
J'ai trouvé ça beau.
GUILHEM MONCEAU TROP GROS 2023
à propos
de
TOOBIG (vidéo2023)
et d'
AN ECRASANTE STORY 
(performance en trois épisode2021)
entretien avec felix morel 2023
suite à la résidence
des artistes chez l'habitant
FIAC 2022
L’histoire de Too Big (2022) se déroule sur une presqu’île dont le contour change selon la marée. Les habitants sont vêtus sobrement, en noir de la tête aux pieds. Iels sont difficilement rattachables à un lieu ou une époque, ce sont leurs relations qui sont mises en avant. On distingue peut-être différentes appartenances sociales de par la forme des chapeaux – ronds ou pointus, ou la position que les différents personnages occupent. La presqu’île a des airs d’Utopia, le cauchemar totalitaire de Thomas More. Elle est plutôt une allégorie qu’un endroit définissable. Ce serait comme l’image d’un lieu dans lequel évoluent des images de personnages.
Ces personnages y ont leurs habitudes, dont on ne comprend pas précisément le sens. Iels ont un quotidien proche du jeu des serpents et des échelles – un jeu de plateau où on monte et on descend au hasard des jets de dés. Au sommet du plateau se tient un axe à quatre visages, avec des nez plus ou moins longs. Les personnages jouent sans vraiment avoir de finalité, ni pour gagner ni pour perdre. Iels ont l’air de faire partie du jeu. Quand les personnages ne sont pas en train de se balader avec des échelles dans les mains et des serpents entre les pieds, iels se retrouvent pour chanter. Iels connaissent sans doute les paroles par cœur, car les partitions qu’iels lisent sont des pages blanches. Deux personnages semblent se poser plus de questions que les autres. Ce type du bar, à l’écart du groupe de chant est en train de mesurer à l’aide d’un compas un tas de sable qui s’effrite. Plus tard elle critique une autrice sur son texte qui manque manifestement de tripes. L’autre observateur est le narrateur. Iel indique dès le début le cadre de l’histoire sans jamais rencontrer les personnages. Si ces deux individus semblent plus au fait de la situation, iels ont surtout l’air d’avoir plus d’aplomb que les autres.
Dans ce film réalisé par Marie Boudet – qui est aussi l’interprète du narrateur, le rôle des personnages importe moins que les relations qu’iels entretiennent entre eux et elles. Elle prête une grande attention au décor, aux costumes, aux rites, avec la distance d’une nouvelle-arrivante. Personne ne connaîtra l’origine de cette société insulaire, ni le fondement des désirs et des conflits qui animent les membres du groupe.
Mais plus qu’un effacement de l’histoire, cette approche est une concentration extrême sur le présent. On peut observer de près les tensions qui naissent dans l’organisation d’un groupe et qui peuvent transformer la bonne volonté en mépris. On saisit les frictions entre l’opacité de ce qui est hérité et la banalité de ce qui est vécu au quotidien.
Quand une réalité ou une vérité est trop complexe à représenter, que reste-t-il à percevoir d’une longue histoire construite par d’autres ? Que peut-on décrypter des mécanismes du présent ? Si l’histoire est trop grosse à appréhender, elle risque d’en devenir écrasante.

Dans la performance An Ecrasante Story (2020-2021), Marie Boudet utilisait déjà des stratégies à l’œuvre dans Too Big. La performance se déroule en trois parties. Au début, quatre figures élémentaires (l’eau, le feu, la terre et l’air) déposent une relique en forme de nombril géant au milieu d’un champ de ruines. Ces personnages élémentaires suivent une logique administrative absurde. Un rapport contractuel unidirectionnel se substitue à l’origine mythologique d’un culte obscur dont il ne reste qu’une relique nombriliste. Elle est présentée comme un point d’origine, un axe qui fait tourner le monde. Il a surtout l’air d’ un prétexte qui occupe les personnages, qui ne regardent que lui, concentré.es sur un périmètre très limité. Le matin, quatre personnages se réveillent dans le champ de ruines visité la veille par les éléments. Là où ces derniers ont l’air de savoir ce qu’ils font, les nouveaux-venus ont l’air plutôt amateurs. Iels portent leur personnalité sur leur visage : un index prêt à tout désigner, un poing serré qui toque, une ampoule éteinte, ou encore une carotte au bout d’un bâton. Iels reçoivent l’arrivée de la relique comme une évidence sans la remettre en question. Le nombril est là. Au lieu de se demander d’où il vient, une question s’impose urgemment : est ce que cette relique est vraie ou fausse ?
Pour s’en sortir, iels se réfèrent à une application sur smartphone, qui leur permet d’avoir des informations sur le nombril géant en le scannant. Un peu comme l’application Yuka, dont le logo en forme de carotte fait penser à celle qui pend au bout du bâton. L’application dit que le nombril est un axe du monde, un retour à l’origine… C’est l’endroit fixe où sont établies les vérités. Le décor et les accessoires d’An Ecrasante Story sont cruciaux
pour comprendre ce que regarde Marie Boudet. La scène est structurée selon des codes proches du théâtre antique. Les éléments scéniques forment une sorte de cœur, composée de bougres-rideaux, des personnages dont les bras sont prolongés de tissu, qui introduisent la temporalité et le contexte de ce que le public va voir. Ensuite iels se désactivent. Dans le troisième acte, iels s’emparent de la scène, s’incrustent pendant que les amateurs discutent de l’authenticité de leur relique. Les bougres-rideaux se mettent à danser, à se dessiner sur le ventre, à peindre l’ampoule éteinte
en jaune pour qu’elle ait l’air allumée…
A ce moment, Marie Boudet profite du potentiel de la performance pour dépasser ce qu’elle écrit. Les bougres-rideaux lassé.es par leurs rôles d’apparat semblent improviser et prendre le dessus sur l’histoire qu’iels décorent. Puis tout le monde se remet en place quand les experts amateurs sont lassés de calculer.
An Ecrasante Story et Too Big partagent un intérêt pour ce qui émerge d’histoires complexes. Dans ces œuvres, on est positionné comme un touriste mal informé, qui peut seulement saisir l’aspect superficiel de ce qui se passe devant ses yeux. La presqu’île change tout le temps de forme et ne peut pas se saisir dans son ensemble. Le champ de ruines est plus allégorique que réellement historique. Ce qui reste de visible, ce sont les relations sociales. Entre les personnes qui ont l’air informées – à la manière d’élites religieuses ou scientifiques – et d’autres qui ne le sont pas, mais dont la survie en communauté dépend de l’acceptation de règles indiscutables. Cette tension est au cœur de ces deux œuvres. Elle permet de jouer tout un ensemble de chorégraphies existantes dans les petites collectivités. La supériorité, la jalousie, la confusion, le stress…
Marie Boudet raconte des histoires qui racontent des histoires, elle n’échappe donc pas aux questions que se posent ses personnages. Dans la réalisation de ses projets, elle utilise des astuces de mise en scène qui lui permettent d’analyser ses propres méthodes de travail. Les bougres-rideaux d’An Ecrasante Story, ou bien son rôle de narrateur dans Too Big illustrent un souci que l’artiste partage avec tous ceux qui s’engagent dans des pratiques collectives : est-ce qu’elle applique dans son propre travail ce qui se joue dans ses œuvres ? Quel rapport entretient-elle avec ses actrices et acteurs, avec son équipe de tournage ? Qu’est-ce qu’il est possible de gérer seule et quelle autonomie doit-on laisser aux autres ?
Cet aspect métaphysique déborde de ses œuvres, de leur construction à leur diffusion, et iront sans doute nourrir ses prochains films.